2. Les premières méthodes de cor à piston

2.1 Joseph Emile Meifred
Les collaborations de Meifred avec des facteurs parisiens et ses e􏰀orts constants pour améliorer la conception du cor à mécaniques sont portés par une vision de l’instrument engagée, volontariste même, mais par ailleurs très subtile. La cohérence de sa démarche et sa légitimité en tant qu’artiste ont décidé Dauprat à laisser à son ancien élève le privilège de publier la première méthode dédiée au nouvel instrument. Le Traité théorique et pratique du cor à piston de Dauprat resta donc à l’état d’ébauche non publiée, seul un extrait en ayant été rendu public, et Meifred pu faire paraître en 1841, chez S. Richault (Paris), une première édition de sa Méthode pour le cor chromatique ou à pistons. (1)

(1) Joseph Emile Meifred, Méthode pour le cor chromatique
ou à pistons, Paris, S. Richault, 1841.

L’intelligence de l’approche développée par Meifred dans sa méthode consiste à développer un usage raisonné des pistons qui, à la fois, dépasse la conception multitonique et rejette une conception chromatique et 􏰄 monotone 􏰅 du cor. Ni cor inchangé avec 􏰄 boite à tons 􏰅 incorporée, ni cornet à piston à pavillon arrière, le cor à pistons tel que le conçoit Meifred cherche à garder les richesses du cor ancien et à enrichir celles-ci des seules nouveautés musicalement pertinentes.

Le compositeur Charles Gounod a également publié une Méthode de cor à pistons basée sur cette démarche, mais à la di􏰈culté pour dater l’ouvrage (probablement le début des années 1840 d’après le type de cor présenté, à deux pistons) s’a joute le peu de consistance de l’ouvrage sur le plan didactique. On peut cependant y constater la convergence de vue entre Meifred et Gounod concernant la nécessité de la conservation des techniques de jeu du cor sans mécanisme :

Ce n’est que par un discernement consciencieux de la valeur de chaque note que l’on pourra empêcher les pistons de leur donner dans le chant cette égalité parfaite qui n’est pas d’une expression naturelle, et qui porterait à regarder le cor à piston comme un instrument monotone. Or le cor ordinaire étant quand à la qualité du son complètement exempt de défaut de monotonie il faut, autant que possible, que l’invention des pistons ne vienne pas détruire le charme de cette variété de timbres : c’est à l’adresse, ou soin et au goût de l’instrumentiste que nous recommandons de maintenir cette couleur propre au cor et de ne pas le faire dégénérer en une sorte de Trombone alternativement Ténor ou Bariton.
Cette attention jointe à la richesse que les pistons donnent aux notes graves du cor procurera le moyen de faire entendre sur le même instrument des contrastes heureux et d’autant plus frappants qu’on se sera ménagé dans le premier cas des ressources neuves pour le second. (2)

(2) Charles Gounod, Méthode de cor à piston, Paris, Colombier, s.d.

La méthode de Meifred est elle, dès 1841 beaucoup plus développée. Après avoir reproduit intégralement le rapport positif de l’Académie des Beaux-Arts sur son ouvrage et la lettre du compositeur Adolphe Adam (1803-1856) l’encourageant à mener à bien ses pro jets, Meifred dé􏰁nit explicitement ses ob jectifs, qui sont :
1. de restituer au cor les sons qui lui manquent.
2. de rétablir la justesse de quelques-uns.
3. de rendre sonores les notes qui sont sourdes, tout en conservant celles qui sont légèrement bouchées, et dont le timbre est si
agréable.
4. de donner à la note sensible, quel que soit le ton et le mode, la physionomie qu’elle a dans la gamme naturelle.
5. en􏰁n, de ne pas priver les compositeurs des corps-de-rechange, qui ont, chacun, une couleur spéciale.

Le cinquième objectif est un simple rappel de la particularité de la situation française, dont lui-même a été le principal artisan. La technologie des pistons vient en sus de celle, plus ancienne, des corps de rechange. Rappelons que les cors de l’époque baroque ne pouvaient être utilisés que dans un seul ton, et qu’il fallait changer d’instrument pour changer de ton. L’invention des
corps de rechange a constitué une avancée importante qu’il ne serait, pour les cornistes français, être question d’abandonner.

L’argument principal en est la 􏰄 couleur spéciale 􏰅 qui caractérise chacun des tons. Dans un appendice ajouté lors de la deuxième édition de 1848, Meifred prend en compte la généralisation du cor à trois pistons, et l’usage de plus en plus fréquent du seul ton de fa que ce triple mécanisme permet. Il donne donc un tableau des doigtés de cet instrument, et récapitule les di􏰀érentes transpositions nécessaires pour jouer tous les tons sur le seul cor en fa, à l’aide des trois pistons. Il anticipe ainsi sur évolution à venir, mais rappelle à nouveau l’importance de la couleur et du timbre qu’apporte chaque corps de rechange choisi par le compositeur. Il indique même à cette occasion, pour bien marquer son opposition à l’approche monotonique et chromatique du cor, à propos des pistons : 􏰄 un seul aurait été mieux 􏰅 ! Cette phrase semble
15
Joseph Emile Meifred, op. cit., p. 1.
24
un peu extrême dans un contexte où les positions semblent devenir de plus
en plus tranchées entre continuateurs du cor à main et partisans des pistons.
Elle indique peut-être la réaction de crainte vis à vis d’une nouveauté qu’il a
largement contribué à propager, mais qui commence à prendre une direction
qu’il réprouve. Elle est toutefois motivée par une raison tout à fait ob jective :
Meifred fait le constat d’une perte de sonorité, proportionnelle au nombre de
pistons.
Les deuxièmes et troisièmes ob jectifs sont des améliorations de la tech-
nique existante. Constatant que certaines notes sou􏰀rent, de par leur position
dans la série des harmoniques, d’une justesse défaillante, il propose d’utiliser
la ressource des pistons. Ainsi, le fa dièze et le la aigus, peuvent être jouées
indi􏰀éremment très ouvertes ou légèrement bouchées, mais quelle que soit la
solution choisie, le corniste doit corriger avec ses lèvres l’intonation de ses
notes, au risque (les notes harmoniques étant dans ce registre très rappro-
chées) de rater la note. L’utilisation des pistons (le premier et le deuxième
pour le la et le deuxième seul pour le fa dièze ) permet ainsi d’assurer la
justesse et la sûreté de ces notes problématiques. Meifred rejette également
l’utilisation de la technique de la main pour les notes nécessitant une trop
grande obstruction du pavillon. Le son de ces notes est alors trop nasillard,
trop faible, pour permettre une homogénéité satisfaisante entre elles et les
notes ouvertes. Il s’agit là encore de pallier aux faiblesses de l’ancienne tech-
nique. Outre les deux notes à la justesse problématique citées ci-dessus, il
préconise d’utiliser également les pistons pour les notes ordinairement bou-
chées : ré -fa -la bémol, ré bémol -mi bémol et fa. Il est donc conseillé dans
la Méthode de les jouer à l’aide des pistons : avec le premier pour les trois
premières notes, avec le deuxième pour les deux suivantes, et avec le premier
pour le fa.
On retrouve, avec le premier ob jectif annoncé, l’intérêt premier du cor
à pistons qui est apparu à Meifred et à la plupart de ses contemporains, en
France tout au moins : associés aux corps de rechange, les pistons permettent
25
d’utiliser pleinement le cor dans le registre grave. Ces quelques notes supplé-
mentaires, proportionnellement à l’étendue générale de l’instrument, donnent
aux quatre cors des orchestres une puissance et un potentiel nouveau qui n’a
pas échappé à Berlioz. En 1842, dans la Revue et Gazette Musicale de Paris,
celui-ci écrit en e􏰀et que le cor à pistons est avant tout 􏰄 propre surtout à
donner de bonnes basses, vibrantes et énergiques 􏰅.
16
Le quatrième ob jectif de Meifred est lui plus inattendu, et n’est que la
partie visible d’un ensemble de recommandations tout à fait étonnantes. Il
ne s’agit plus de corriger les imperfections d’une technique vieille d’un siècle
(l’utilisation de sons factices en bouchant plus ou moins le pavillon avec la
main), ni de simplement a jouter quelques notes à un instrument au registre
déjà bien étendu. Ce quatrième ob jectif annoncé correspond à une ambition
étonnante et pourtant bien compréhensible : utiliser les pistons pour mettre
la technique du cor à main au service du langage musical de son temps. Les
techniques perfectionnées, la virtuosité développée génération après généra-
tion dans le maniement des di􏰀érentes positions de la main dans le pavillon,
sont ainsi remobilisées au service exclusif du discours musical, et non plus à
celui du camou􏰇age plus ou moins réussi des limites de l’instrument (la série
des notes harmoniques).
Avant tout, Meifred souhaite conserver ce qu’il considère comme l’atout
maître de l’utilisation de la main, du point de vue du langage musicale : le
fait de jouer bouchée la septième note de la gamme. Si le deuxième et le
quatrième degré, notes bouchées, sont appelées à être jouées avec les pistons,
il n’en est donc pas de même de la sensible : le fait même de boucher cette
note conformément à ce qui se fait dans la gamme produite à l’aide de la main
(dans le ton de l’instrument) est érigé en système par Meifred. Il précise ainsi,
page 30 :
Parmi les ressources sans nombre que présente le cor perfectionné,
16
Hector Berlioz, 􏰂De l’instrumentation. Septième article􏰃, in Revue et Gazette musi-
cale de Paris, 9 janvier 1842.
26
il en est une, la plus importante sans doute, qui mérite une atten-
tion particulière, c’est celle de conserver à l’Instrument la phy-
sionomie que lui donne le mélange des sons ouverts avec les sons
bouchés, dans tous les tons, en général, ainsi que le caractère
spécial des notes sensibles, que la nature semble demander légè-
rement bouchées, comme nous en avons la preuve dans la gamme
naturelle du cor.
On notera au passage l’expression 􏰄 cor perfectionné 􏰅 utilisée par l’auteur
pour désigner le cor à pistons. Il ne s’agit pour lui ni d’un nouvel instrument,
comme le soutiendra Berlioz dans un premier temps, ni du même instrument,
comme l’a􏰈rmait Dauprat quelques années plus tôt. Il s’agit bien de rester
dans la même conception de l’instrument, de s’inscrire dans la continuité de
ses perfectionnements successifs.
L’approche qu’il préconise étend donc à toutes les notes à fonction de
sensible le traitement appliqué au septième degré de la gamme, comme par
exemple dans le cas de broderies au demi-ton inférieur. Non seulement cette
technique de jeu préserve ainsi la caractéristique de la sensible à laquelle
chacun était habitué avec l’ancien cor, mais bien plus important, elle permet
d’utiliser les mécanismes pour la systématiser. Ainsi, Meifred ne manque pas
de mettre l’accent sur les limites du cor 􏰄 simple 􏰅 (sans pistons) quand à
la possibilité de mettre en accord le rôle musical des notes, le mouvement
mélodique qu’elles dessinent, et leur sonorité même. Il présente un exemple
27
musical de broderie au demi-ton inférieur dans le cas d’une marche mélodique
descendante qui, en commençant sur le mi aigu, présente dans son premier
mouvement une physionomie pertinente sur le plan du timbre : mi en son
ouvert (dessin d’un rond sous la note), ré dièse en son bouché (dessin d’un
rond noirci à demi sous la note), puis retour à la note ouverte.
Les ressources du cor sans pistons ne permettent cependant pas de garder
le même phrasé de timbre très longtemps, comme le démontre Meifred page
34 :
Cette utilisation des pistons pour mettre pleinement la technique de jeu
à main au service du discours musical renverse complètement la situation.
Le timbre di􏰀érent de certaines notes n’est plus subi, mais choisi par l’in-
terprète en cohérence avec le discours musical, et le subterfuge des anciens
semble appelé à devenir un outil ra􏰈né d’expression musicale. Ce qui était
jusque là l’enjeu principal de la virtuosité cornistique, c’est à dire masquer
la nature di􏰀érente des di􏰀érents sons, semble pouvoir en􏰁n laisser la place
à des considérations moins techniques.
Ce quatrième ob jectif annoncé dès les premières pages de la méthode
dépasse le seul cas des notes 􏰄 sensibles 􏰅 (7e degré et broderies au demi-ton
28
inférieur). On peut rattacher cet ob jectif à toutes les techniques de jeu qui
permettent de dépasser les limites du cor ancien, non pour développer un
nouveau type de jeu instrumental, mais au contraire pour avancer dans le
cadre des valeurs de ce même cor ancien. La variété des timbres, le caractère
particulier que donne au cor le mélange de sons bouchés et de sons ouverts
sont utilisés dans cette méthode, non comme une contrainte mais comme une
ressource de l’instrument.
Il en est ainsi par exemple de la préparation des trilles qui, une fois lancés,
se font par passage rapide d’une harmonique à sa voisine supérieure. Quel
que soit l’intervalle produit par ces deux harmoniques (demi-ton, ton, ton
et demi), une vitesse su􏰈sante de trille le rend tout à fait opérationnel et
on le perçoit au ton ou au demi-ton grâce à la force du contexte tonal. Au
moment de la mise en route progressive du battement entre les deux notes il
importe malgré tout de jouer à tout prix le bon intervalle. Ainsi, sur un cor
ordinaire, on peut se trouver obligé d’aller et venir dans un premier temps
entre deux notes de nature di􏰀érente, par exemple dans le cas d’un trille
entre si (bouché) et do (ouvert). Le cor à piston permet donc, surtout dans
les mouvements lents, d’en faire la préparation sur deux note de même timbre.
Inversement, il peut être utile de changer le timbre d’une même note à des
􏰁ns d’expression. Un paragraphe spéci􏰁que est consacré à cette technique,
page 55 :
De la même façon, dans le cas d’enharmonies, le corniste est invité à jouer
bouchée une note diésée, puis ouverte la note équivalente en bémol.
29
Et pourtant, cette possibilité, pas plus que d’autres, n’a assuré la pé-
rennité de l’approche développée par Meifred. Elle n’était probablement pas
assez tranchée pour séduire durablement les adeptes des deux camps : trop
de pistons pour les anciens, pas assez pour les modernes.
La deuxième grande méthode dédiée au cor à piston, publiée en 1852
par Donatien Urbin, professeur au Gymnase musical militaire et corniste à
l’Opéra, s’inscrit elle bien plus dans un mouvement d’abandon progressif des
fondements du cor ancien que dans la voie originale et délicate ouverte par
Meifred.
2.2 Donatien Urbin
Dès ses premières pages, la Méthode de cor à trois pistons ou cylindres
17
apparaît comme un recul par rapport aux ambitions que s’était donné Meifred
onze ans plus tôt. Le maintien des corps de rechange en tant que composante
essentielle de l’instrument avait en quelque sorte fondé l’approche française
du cor à pistons, et les recherches de Meifred, tant sur le plan de la facture que
des techniques de jeu, avaient permis de conserver l’usage de l’ensemble des
tons. A peine onze ans plus tard, la méthode d’Urbin indique clairement les
évolutions à venir : d’une dizaine de corps de rechange également travaillés, on
passe à seulement quatre (mi, fa, la bémol et la ). L’adoption de l’instrument
à corps unique, c’est à dire le concept allemand de cor à mécaniques, n’est
plus alors qu’une question de temps, comme le con􏰁rmera la méthode publiée
par Henri-Jean Garigue en 1888.
Les techniques de main dans le pavillon, intégralement conservées par
Meifred et réorientées au service de l’expression musicale, n’ont plus pour
Urbin que deux fonctions : assurer une bonne exécution de certains traits
rapides, les pistons étant à l’époque encore inférieures à la technique de main
sur ce point, et corriger la justesse.
17
Donatien Urbin, Méthode de cor à trois pistons ou cylindres, Paris, Richault, 1852.
30
Alors que la nécessité d’une étude préalable du cor ancien était jusque
là a􏰈rmée avec force (Meifred allait jusqu’à énumérer les chapitres de la
méthode de Dauprat ne pouvant être ignorés), la thèse inverse est à présent
soutenue :
Nous a􏰈rmons sans hésiter qu’il est aussi possible d’acquérir de
l’habileté en débutant par le Cor à Pistons, qu’il l’est d’arriver
à un beau talent en commençant par le cor ancien. Il ne s’agit,
pour cela, que de diriger en conséquence les études du nouveau
corniste.
18
On notera la di􏰀érence d’ob jectif sous-entendue par la formulation de cha-
cune des voies d’apprentissage : à force de travail le corniste à pistons peut
atteindre l’habileté, le corniste 􏰄 à mains 􏰅 le talent. Cette distinction re􏰇ète
probablement la dissociation entre cor solo et cor d’orchestre, centrale dans
l’évolution de l’instrument en France.
Cette possibilité nouvelle d’aborder directement le cor à piston sans avoir
mené d’études du cor ancien est la conséquence directe de la réduction de
l’usage de la main dans la technique de jeu du cor à piston. Les mécanismes
ne servant plus qu’à 􏰄 combler les lacunes dans le grave 􏰅 et à assurer cette
􏰄 égalité de son à laquelle on travaillait sans relâche depuis si longtemps 􏰅.
Alors que Meifred et Gounod recommandaient un usage combiné des deux
techniques (par transposition instantanée à l’aide des pistons ou par utilisa-
tion de la main dans le pavillon), Urbin prône lui un usage 􏰄 alternatif 􏰅.
Chaque exercice doit en e􏰀et être travaillé dans un premier temps sans les
pistons, entièrement à l’ancienne manière, puis uniquement avec les pistons
sans utiliser de sons bouchés. Facture et technique de jeu étant intimement
liées, le cor de Meifred était à deux pistons, et il n’était même pas envi-
sageable de jouer une phrase entièrement avec les pistons. Il s’agissait tout
autant d’une impossibilité liée à la conception du cor (deux pistons) que de
18
Ibid., p. 7.
31
la conséquence du choix artistique de conserver la diversité des sons du cor,
plus ou moins bouchés.
L’ob jectif central de la méthode d’Urbin est au contraire cette égalité
de son si problématique sans l’usage des pistons. Paradoxalement, tout en
préparant de fait le terrain à une conception chromatique de l’instrument,
il inscrit sa démarche dans l’évolution de l’instrument depuis l’invention des
sons bouchés, bien plus que Meifred. Finalement, celui-ci avait conservé des
techniques et des savoir-faire et les avait mobilisé au service d’une vision
nouvelle de l’instrument. Inversement, Urbin reprend le 􏰇ambeau de la quête
exclusive de l’unité de son. Les techniques de main ne sont plus dans cette
perspective que des exercices au service d’une vieille idée, celle-là même qui
guidait les e􏰀orts des cornistes à main : homogénéiser le son de l’instrument
dans tous ses registres, au niveau du timbre et du volume.
Sur le plan de l’apprentissage, et eu égard à l’ob jectif avoué de la dé-
marche (égaliser le son), la méthode est incontestablement pertinente. Urbin
recommande à plusieurs reprises de 􏰄 chercher à imiter l’un par l’autre ces
deux moyens 􏰅, c’est à dire le jeu sans pistons par le jeu sans sons bouchés, et
inversement. On peut, par contre, déplorer l’abandon total des préconisations
de Meifred. Incompréhension ou simple manque d’intérêt pour une démarche
trop subtile, le fossé semble en tous cas se creuser entre cornistes à pistons et
cornistes de l’ancienne école, aucun de ces deux camps n’ayant relevé le dé􏰁
lancé par le premier professeur de cor à piston du Conservatoire de Paris.
Lorsqu’une nouvelle méthode importante est publiée en 1888 par Henri
Jean Garigue
19
, la situation s’est encore appauvrie sur le plan des conceptions
du cor en présence. Les partisans des pistons ont encore franchi une étape
et n’hésitent plus, dans un souci de valorisation, à identi􏰁er le fonctionne-
ment de leur instrument à celui d’autres instruments comme le basson ou le
piano. 􏰄 Ces traits sont di􏰈ciles, étant écrits comme pour le piano 􏰅, écrit
19
Henri Jean Garigue, Grande méthode de cor en Fa à deux et à trois pistons, Paris,
E. Gaudet, 1888.
32
ainsi Garigue en exergue d’une de ses études. La conception chromatique de
l’instrument a donc 􏰁ni par s’imposer, au risque d’oublier le fonctionnement
réel de tout instrument de cuivre qui, lui, reste harmonique quel que soit le
nombre et la nature des pistons. Au même moment, les défenseurs du cor
à main sont encore bien présents et défendent bec et ongles l’héritage de
Dauprat et Gallay.
2.3 Henri Jean Garigue
Cette opposition entre cor à main et cor à pistons est une opposition
entre des conceptions que rien ne semble plus pouvoir rapprocher. Lorsque
les pistons sont utilisés, tout juste les sons bouchés remplacent-ils la sourdine
tombée en disgrâce. Il ne saurait plus être question en tous cas d’utiliser des
sons di􏰀érents pour une même note en fonction de son contexte mélodique et
tonal, comme l’avait proposé Meifred en son temps. Au compositeur d’indi-
quer par un signe s’il souhaite expressément, en tant qu’e􏰀et, que certaines
notes soient jouées bouchées, ou légèrement voilées sur la durée d’une phrase
mélodique (sons d’écho).
Il ne s’agit pas pour autant d’une opposition entre personnes. La longue
confrontation des deux instruments a 􏰁ni par geler la situation en une sorte
de statu-quo, qui a certes écarté des styles de jeu alternatifs, mais qui a aussi
permis aux interprètes d’être adeptes des deux écoles à la fois. Petit à petit,
pressés par les évolutions du langage musical et aidés par les progrès de la
facture instrumentale, tous se sont mis au cor à piston, et presque aucun
n’a ignoré les enseignements de la grande 􏰄 école française de cor à main 􏰅.
Malgré l’utilisation croissante des mécanismes, Dauprat et Gallay continuent
à être cités, sur le plan pédagogique comme références incontournables et
sur le plan artistique comme sommets indépassables. De plus, le répertoire
ancien fait partie de l’ordinaire des musiciens professionnels depuis le début
du siècle, et les occasions sont nombreuses où les cornistes sont amenés à
33
jouer des oeuvres ne nécessitant pas de pistons.
Modérant ainsi quelque peu l’enthousiasme 􏰂pistonnant􏰃 d’Urbin, Garigue
préconise, lui, l’apprentissage préliminaire du cor simple (sans mécanismes).
A défaut, un apprentissage simultané ne saurait être évité, 􏰄 l’élève pouvant
dans di􏰀érentes circonstances, être obligé de jouer le Cor simple 􏰅. En e􏰀et,
non seulement le con􏰇it entre cor simple et cor à pistons a 􏰁ni par ne plus op-
poser des personnes (tout en radicalisant chacune des approches), les mêmes
cornistes jouant suivant les occasions avec la technique des di􏰀érents sons
bouchés, mais, très tôt, c’est l’instrument lui-même qui a intégré la double
nature du cor français de cette époque :
En France, on joue indistinctement le Cor simple et le Cor à
pistons ; pour éviter d’avoir deux instruments, on adapte au Cor
simple une coulisse mobile à deux ou à trois pistons.
20
Garigue mentionne ici un type de cor particulier, courant en France à cette
période, qui permettait de transformer rapidement un cor simple en cor à
pistons. Ce dispositif est parfois appelé 􏰄 cor sauterelle 􏰅 (Fig. 3).
2.4 L’évolution de la division en 􏰂genres􏰃
Les cornistes étaient, depuis la 􏰁n du 18e siècle, spécialisés dans le grave
(seconds cors) ou dans l’aigu (premiers cors). Dauprat avait prôné une dé-
nomination di􏰀érente, qui permet d’éviter les connotations éventuelles liées
aux termes de premiers ou de seconds. Ceux-ci étaient en e􏰀et parfois asso-
ciés à un classement en catégories de qualité, alors qu’il ne s’agissait que de
registres de jeu. Dans sa méthode, Dauprat choisit donc de parler plutôt de
cors alto (appelés précédemment premiers) et de cors basse (seconds).
L’utilisation des pistons, en favorisant l’extension des registres et l’utilisa-
tion de plus en plus mélangée de ceux-ci, va peu à peu modi􏰁er la situation,
20
Ibid.
34
Fig. 3 􏰆 Cor à mécanismes détachables, dit 􏰄 sauterelle 􏰅, E.-J.-M. Dujariez
(Paris), vers 1845 (photographie Reginald Morley-Pegge) :
35
au point d’arriver à la suppression totale de la distinction entre les deux
genres, du moins en théorie et dans l’organisation de l’apprentissage.
Garrigue rejette ainsi la di􏰀érenciation entre cors aigus et cors graves, car
il considère que chaque instrumentiste doit pouvoir parcourir toute l’étendu
de l’instrument. Quarante ans plus tôt, Meifred ne semblait pas dire autre
chose, en relativisant ainsi la distinction entre les deux genres :
Il me paraîtrait ridicule de dire à deux élèves : 􏰄 voici chacun un
violon : vous Mr. vous ne vous servirez que de la chanterelle et
du la, et vous, vous ne ferez usage que du ré et du sol. 􏰅
21
Pourtant, il ne franchit pas le Rubicond, et adopte 􏰄 sans aucune restric-
tion la dénomination indiquée par M. Dauprat 􏰅. Urbin reprend également
cette distinction, qui semble avoir pour mérite principal d’avoir détruit 􏰄 les
mauvais résultats du genre mixte adopté par M. Duvernoy 􏰅. Celui-ci, profes-
seur au Conservatoire de sa création à sa réorganisation en 1815, enseignait
et pratiquait le cor dans un registre réduit, l’octave et demi la plus avan-
tageuse de l’instrument (dans le médium-aigu). L’a jout de pistons sur des
instruments à corps de rechange avait dès le départ entraîné, au contraire,
un élargissement du registre de chacune des spécialités, comme l’avait bien
compris Meifred dès la première édition de sa méthode. Il aura pourtant fallu
attendre la 􏰁n du siècle pour en tirer les conséquences, et rejeter au-delà de
la phase d’apprentissage une éventuelle spécialisation des instrumentistes.
2.5 Conclusions
L’étude des méthodes de cor à piston publiées au 19e siècle a permis de
mieux comprendre l’évolution des pratiques et des positions des cornistes
français par rapport aux mécanismes. Les ouvrages didactiques de Meifred,
Urbin et Garigue synthétisent trois stades d’une évolution qui ne peut se
21
Joseph Emile Meifred, op. cit., p. 4.
36
réduire à un glissement progressif vers le modèle allemand du cor unitonique
(corps principal en fa) et chromatique (par les tubes additionnels contrôlés
par les trois pistons). D’une part, la technique de jeu promue par Meifred ne
saurait être réduite à un point de départ, puisqu’elle va plus loin que celles qui
lui ont succédé. Si on constate bien un glissement entre l’approche d’Urbin
et celle de Garigue, celui-ci ne mène pas au basculement dans le modèle de
référence, mais plutôt à un face-à-face entre deux modèles, tous deux réduits
dans leurs ambitions. Rien ne semble pouvoir changer au tournant du siècle,
et les instrumentistes semblent rares à oser choisir entre cor à main 􏰄 à
l’ancienne 􏰅 et cor à piston n’utilisant plus les ressources de la main dans le
pavillon. Les instruments eux-mêmes re􏰇ètent ce statut-quo, avec les modèles
de cors à mécanismes détachables, dit 􏰄 sauterelles 􏰅. Pour comprendre cette
évolution si particulière du cor en France au 19e siècle, il importe à présent
de se tourner vers les non-cornistes.

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